Quand l'UMP saque la compétence universelle... Dix ans après la ratification du traité sur la Cour pénale internationale (CPI), la droite vient de demander à l'Assemblée nationale un "vote conforme", c'est-à-dire sans amendement, du texte du Sénat, voté en juin 2008 et devant adapter/transposer les normes internationales en droit interne. Résumé du projet de loi et des amendements rejetés, alors que les opposants s'alarment d'un texte faisant de la France une "terre d'impunité".
J.-J. Urvoas sonne l'alarme: un texte voté dans l'urgence qui fait de la France un bon dernier...
Le député Jean-Jacques Urvoas (PS) s'indigne d'un texte qui sera voté, une nouvelle fois, dans l'urgence, faisant l'économie d'un débat sur un enjeu brûlant du droit international, alors que nos représentants auraient pu organiser celui-là depuis dix ans - sans doute préfèrent-t-ils se consacrer à d'autres questions, "plus urgentes".
L'adoption sans débat de ce texte a été décidée en raison de l'ouverture prochaine, à Kampala (Ouganda), de la Conférence internationale de révision de la CPI. Or, la France, héraut des droits de l'homme, allait se retrouver en bien piètre position, indique J.-P. Urvoas, en n'ayant toujours pas adapté son droit aux exigences d'un traité ratifié dix ans auparavant.
En quoi le texte actuel est-il insuffisant? Selon J.-J. Urvoas:
Il installe un système qu’aucun autre pays européen n’a osé imaginer. Il accumule des conditions excessivement restrictives et en sus cumulatives qui empêcheront en réalité une vraie lutte contre l’impunité dont peuvent aujourd’hui bénéficier les auteurs des crimes contre l’humanité, ou des crimes de guerre.
Le projet de loi du Sénat
Rappelons donc les insuffisances citées lors des débats du 19 mai qui ont eu lieu au sein de la Commission chargée de l'examen de ce projet de loi "portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale", dont le rapporteur n'est autre que l'incontournable Thierry Mariani (UMP), célèbre pour ses amendements sur la saisie du matériel audio dans les free-party, les tests ADN dans le cadre du regroupement familial, ou l'interdiction de l'hébergement d'urgence pour les sans-papiers...
En l'état, le projet de loi du Sénat transpose plusieurs éléments relatifs au droit international, notamment concernant la définition des crimes contre l'humanité, incluant par exemple la disparition forcée et punissant la "provocation publique et directe" à commettre un génocide (art. 1 et 2). L'art. 3 et 4 permettent de considérer comme "complice" de ces crimes l'autorité, militaire ou autre.
Un livre IV bis est ajouté au Code pénal, traitant des "Crimes et délits de guerre", c'est-à-dire des infractions commises lors de conflits armés, qu'ils soient internationaux ou non. Ici, le projet de loi va plus loin que la Convention de Rome sur la CPI, puisque les personnes morales pourront également être incriminées. Ce contexte de conflit armé change donc la qualification de ces infractions, parmi lesquelles:
- les enlèvements et séquestrations,
- les expériences médicales et scientifiques,
- l'obligation à se prostituer ou les stérilisations contraintes,
- l'enrôlement de mineurs combattants (la limite d'âge retenue est de 18 ans, et non 15 comme retenu par le droit international),
- les attaques contre les civils ou des biens civils (bâtiment, écoles, monuments ou patrimoine historique, etc.),
- les "dégâts collatéraux" (c'est-à-dire le fait de lancer une attaque militaire en sachant qu'elle allait provoquer de nombreuses pertes civiles - art. 461-27),
- le transfert de populations dans le cadre de conflits internes "à moins que la sécurité des personnes civiles ou des impératifs militaires ne l'exigent" (art. 461-30), ce qui semble laisser une marge importante à cette tactique ancienne de la "contre-insurrection", testée notamment en Algérie.
Concernant la compétence universelle, celle-ci est vidée de sa substance par la proposition d'art. 689-10 du Code de procédure pénale, qui limiterait celle-ci par 4 critères :
- la personne doit résider "habituellement" sur le territoire de la République (condition qui aurait ainsi rendue impossible l'inculpation de Pinochet à Londres)
- critère de double incrimination: elle doit s'être "rendue coupable à l’étranger de l’un des crimes relevant de la compétence de la Cour pénale internationale en application de la convention portant statut de la Cour pénale internationale signée à Rome le 18 juillet 1998, si les faits sont punis par la législation de l’État où ils ont été commis ou si cet État ou l’État dont il a la nationalité est partie à la convention précitée."
- monopole des poursuites par le parquet, ce qui empêche les victimes de se porter partie civiles;
- principe de complémentarité - ou, selon les opposants, inversion du principe de complémentarité, qui fait que le suspect ne peut être poursuivi que si aucune autre juridiction, notamment la CPI, n'a ouvert de poursuites contre lui.
La compétence universelle vidée de sa substance: la France, terre d'impunité?
Au grand dam de la Coalition française pour la CPI (la CFCPI, qui réunit 45 ONG, dont Amnesty International, le Barreau de Paris, France-libertés et France terre d'asile, la Cimade, etc.), qui s'inquiète d'un texte qui "ferait de la France une terre d’impunité pour les auteurs des crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide", la ministre Alliot-Marie a justifié ces critères limitant fortement l'application de la compétence universelle au nom de considérations politiques qui, venant d'une ministre de Sarko, auraient de quoi faire sourire si la question n'était si grave: il "est nécessaire d’empêcher l’instrumentalisation de la justice pénale française à des fins politiciennes ou idéologiques."
Le rapporteur Mariani, éduqué dans le respect de la discipline religieuse et militaire, nous avertit: "Ne tombons pas, par excès de bons sentiments, dans les errements qu’ont connus les Belges, ainsi que les Espagnols, qui comptent eux aussi revenir prochainement sur leur loi".
Cela a le mérite d'être clair: ne voulant risquer des différends avec certains Etats en raison de poursuites ouvertes par des victimes contre de hauts responsables soupçonnés de crimes de guerre, alors même que ceux-ci se rendaient en voyage dans ces pays (on pense par exemple à certains généraux israéliens ayant du s'abstenir de descendre de l'avion à Londres, ou à la sage décision de Kissinger de limiter ses voyages à l'étranger), le projet de loi fait du ministère public, donc du gouvernement, le seul à pouvoir initier ces poursuites, qui plus est uniquement contre des personnes "résidant habituellement" en France.
En bref, ce sont pour des raisons politiques mettant les exécutifs en délicatesse les uns avec les autres qu'on décide de brider la justice, mais en bon lecteur d'Orwell, on affirme que c'est au contraire pour éviter "l'instrumentalisation politique".
La CFCPI indique ainsi:
Aucun autre système juridique en Europe n’accumule autant d’obstacles à la poursuite des criminels internationaux. Seule la présence du suspect sur le territoire national est le plus souvent requise afin d’éviter les procédures in abstentia.
Or, le plus étonnant, c'est qu'en d'autres matières, notamment en ce qui concerne le terrorisme, la torture, la corruption ou les crimes de guerre ou contre l'humanité commis en ex-Yougoslavie ou au Rwanda, la France s'est dotée d'une compétence juridictionnelle autrement plus large, en utilisant notamment le critère de simple présence sur le territoire et non de "résidence habituelle" (art. 689-1 CPP).
En outre, ce critère va à l'encontre du droit international: la Convention internationale sur les disparitions forcées, ratifiée, préconise par exemple le critère de simple présence sur le territoire.
Enfin, rien ne sera plus simple pour les suspects de se protéger contre toute poursuite en évitant de "résider durablement" sur le territoire, c'est-à-dire en alternant séjours plus ou moins prolongés.
Le critère de double incrimination, quant à lui, exclut des poursuites les auteurs ayant la nationalité d'Etat qui n'ont pas pénalisé les crimes en question ou qui ne sont pas partie à la Convention sur la CPI. La "compétence universelle", concernant des crimes considérés comme relevant de l'humanité entière, est ainsi restreinte au droit positif national de l'Etat dont est ressortissant le suspect. Autant dire qu'elle n'a plus d'universelle que le nom. Noël Mamère (Verts) rappelait lors des débats:
Alors que le Statut ne prévoit pas cette exigence, le projet de loi subordonne la compétence des juridictions françaises à la condition que les crimes soient punissables dans leur pays d’origine.
Par définition, les crimes internationaux constituent la violation de valeurs universelles reconnues par la communauté internationale et jusqu’à ce jour ardemment défendues par la France.
Sur le plan symbolique, entériner cette condition de double incrimination reviendrait à remettre en cause l’universalité des droits de l’homme.
Sur le plan pratique, ce serait créer des obstacles réels aux poursuites, dès lors que les gouvernants des pays commettant de tels crimes n’auraient probablement guère de peine à adapter leurs propres lois pour se mettre à l’abri des poursuites.
Le monopole des poursuites réservé au ministère public contrevient, lui, aux dispositions générales du droit pénal français. Il est donc difficilement compréhensible s'agissant de crimes aussi graves, mais revient à admettre que les relations politiques bilatérales entre chancelleries priment sur l'action judiciaire. En d'autres termes, la raison d'Etat avant tout - l'UMP faisant une nouvelle fois la preuve de son goût du libéralisme... et de sa volonté de faire de ces incriminations pénales des outils à disposition de l'exécutif. La CFCPI et N. Mamère ont souligné qu'à ce jour, les seuls procès d'envergure en matière de crimes internationaux ont été suscités par des plaintes des parties civiles, les procureurs ne brillant pas par leur initiative.
Soulignons enfin l'argument politique de bon sens soulevé par le député Dominique Raimbourg (PCF), qui s'oppose à ce monopole, rappelant en outre qu'il "est parfois bien commode de s’abriter derrière les victimes pour éviter d’avoir à justifier d’État à État les poursuites que l’on engage contre un ressortissant étranger…" Une autre façon de dire que réserver les poursuites au ministère, c'est entériner la raison d'Etat et augmenter les chances de différends internationaux, différends que l'indépendance de la justice permet d'adoucir.
Enfin, le principe dit de complémentarité contredit l'art. 17 et 18 du Statut de la CPI, qui fait de cette cour le tribunal en dernière instance, ne jugeant que si les tribunaux nationaux s'abstiennent de le faire. Ce pourquoi la CFCPI et N. Mamère évoquent un "principe inversé de complémentarité": la France se défausse sur la CPI et les autres juridictions alors que le traité prévoyait précisément que chaque Etat prenne ses responsabilités. Le 19 mai, Noël Mamère, critiquant ces verrous, rappelait:
Il ne s’agit pas de proposer une juridiction mondiale, mais de construire un ordre juridique international en matière pénale. Pour cela, il convient d’avoir l’interprétation la plus large possible du Statut de Rome, afin de poursuivre, y compris sur notre territoire, les auteurs de crimes contre l’humanité ou de crimes de guerre.
Ces quatre verrous, qui limitent fortement la compétence des tribunaux français pour les crimes les plus graves, ont suscité l'opposition sans appel de la Commission de l'Assemblée nationale en juillet 2009. Qu'à cela ne vaille...
Pour être juste, soulignons qu'outre le PS, les Verts et le PCF, certains rares députés UMP, tels François Vansson ou Nicole Ameline (qui soutenait cependant le monopole des poursuites), se sont également offusqués de la présence de ces verrous. Par la voix de Michel Hunault, le Nouveau Centre a lui salué le projet porté par Matignon. Jean-Christophe Lagarde, soutenant également le projet actuel, n'avait d'autre souci que le projet de loi "ne soit pas examiné en pleine nuit" étant donné l'importance des enjeux.
Autres points soulevés lors des débats du 19 mai
Le texte est défaillant sur d'autres points. Par exemple, J.-J. Urvoas soulignait lors des débats que le texte prévoyait une prescription après 30 ans, alors que l'art. 29 du Statut de Rome disposait que « Les crimes relevant de la compétence de la Cour ne se prescrivent pas ».
L'amendement déposé par Mamère, Urvoas et Vansson concernant la possibilité de poursuivre des chefs d'Etat ou de gouvernement en exercice a été rejeté, au nom, dit-on, de la Convention de Vienne. C'est, semble-t-il, regrettable, non seulement parce que, comme l'a rappelé Mamère, la Cour de cassation a reconnu des exceptions à ce principe (arrêt Khadafi, mars 2001), mais aussi parce qu'une telle disposition permettrait de limiter fortement le voyage en France d'hommes d'Etat en exercice soupçonnés de se livrer à des crimes de guerre ou/et contre l'humanité.
En tout état de cause, la question mériterait débat... On peut certes opposer qu'une telle clause permettrait à des parties à un conflit de rendre difficile les relations entre la France et un autre Etat en accusant ses dirigeants de se livrer à des crimes internationaux. Mais d'une part, le monopole des poursuites étant réservé au ministère, cet argument n'est pas pertinent en l'état actuel du projet; a contrario, il est difficile d'imaginer qu'alors qu'un chef de gouvernement se rend en France, l'exécutif déciderait d'engager des poursuites contre lui. Mais ne peut-on présumer que, en admettant qu'on aurait rejeté, à juste titre, le monopole des poursuites, il n'en demeurerait pas moins que seules des accusations graves et étayées pourraient permettre d'initier de telles poursuites, et donc d'éviter de telles difficultés?
Rappelant la marée noire de Deepwater Horizon et l'affaire Erika, Noël Mamère préconisait aussi d'ajouter le "crime écologique".
Un débat confisqué et un texte inapplicable
On peut donc se lamenter de l'initiative de l'UMP et du gouvernement visant à escamoter le débat parlementaire sur un sujet aussi grave.
Si le texte est adopté en l'état, non seulement une "hiérarchie juridique de l'horreur", pour reprendre l'expression de J.-J. Urvoas (PS), serait adoptée, mais surtout celle-ci serait incohérente: la "compétence universelle" des tribunaux français serait plus grande en matière de corruption ou de torture qu'en matière de crimes contre l'humanité ou de crimes de guerre. Par ailleurs, ces derniers crimes bénéficieraient d'une prescription à 30 ans; rappelons que la CPI considère ces crimes imprescriptibles, et que les tribunaux d'Amérique du sud ont tous, par suite des arrêts de la Cour des droits de l'homme d'Amérique, considéré, par exemple, les crimes de disparition forcée comme imprescriptibles.
Enfin, le gouvernement fera passer un texte limitant toute poursuite à sa propre initiative et encore, dans les cas restreints où ces crimes internationaux sont reconnus comme tels par les juridictions des Etats en question (double critère), lorsque le critère de "résidence habituelle" serait rempli (ce qui suppose non seulement la cruauté mais aussi l'imbécillité des suspects) et en se défaussant de sa responsabilité à l'égard de la communauté internationale (principe de complémentarité inversée). En prétendant que ce monopole des poursuites permettrait d'éviter "l'instrumentalisation de la justice", alors que celle-ci détiendrait, même en cas de saisine par des parties civiles, la possibilité de déclarer une plainte irrecevable faute d'éléments probants, la droite entérine l'instrumentalisation de la justice en matière de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre par l'exécutif. Position d'autant plus regrettable que pas même la Realpolitik ne parvient à défendre de façon convaincante cette position, puisque c'est précisément l'indépendance de la justice qui permet de faire passer la pilule aux Etats dont des ressortissants auraient pu être inculpés, si on avait décidé de transposer fidèlement les statuts de la Cour pénale internationale.
Malgré les effets de manche du gouvernement et de la droite concernant la position de la France dans la lutte contre les crimes relevant du droit international, il semble ainsi évident que rien ne les intéresse moins que le souci d'éviter que ceux-ci soient punis. En bref, laissons-donc ce travail à d'autres juridictions, les tribunaux français sont suffisamment encombrés par des enjeux "autrement plus graves"...
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