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jeudi 2 décembre 2010

Wikileaks: la France vue des Etats-Unis, un miroir?

La publication, par Wikileaks, de plus de 250 000 câbles diplomatiques des États-Unis a provoqué la fureur du Département d'Etat, mais aussi du Quai d'Orsay qui évoque une "atteinte à la souveraineté des États et au secret de leur correspondance".

L'administration Obama a ainsi réussi à convaincre le site Amazon de cesser d'héberger le contenu de ces câbles, transmis par Wikileaks, avant leur publication, à plusieurs titres de la presse mondiale, dont le New York Times et Le Monde. Suite à cela, un site français, OVH, a accepté d'héberger les documents, alors que quelques jours avant le ministre F. Baroin déclarait: s'il y avait un tel site en France qui révélait des secrets d'Etat, «il faudrait être intraitable» et le «poursuivre». Que pense-t-il de ce câble, non classifié, de l'ambassade à Ottawa, analysant la série télévisée The Border et se plaignant de l'"anti-américanisme" canadien?

Regards de Washington sur la France et l'"identité française"

La France n'est pas absent de ce panorama, bien au contraire. Le câble du 4 décembre 2009 ,amplement commenté  (ici ou ), concernant l'analyse de Sarkozy, de son caractère impulsif et du manque d'indépendance de ses conseillers, effectue aussi un portrait de la France plus en forme que ce que les Français ont l'habitude de dire:
En tant que l'un des leaders européens les plus installés au niveau politique, à la tête d'un pays ayant une capacité signifiante de contribuer davantage à la résolution globale de problèmes sur un front large, de l'Afghanistan au changement climatique, à la stabilisation économique, l'Iran, et le processus de paix au Moyen-Orient, Sarkozy représente un acteur-clé dans la réalisation de nos objectifs politiques partagés.  
Ce panorama permet ainsi d'avoir un aperçu du regard des responsables américains sur le monde, comme l'a signalé Le Monde en notant, dans un article s'abstenant soigneusement de parler d'Alliance Base, qu'un télégramme du 7 avril 2005 indiquait l'existence d'une coopération "mature et étendue (…) largement hermétique aux bisbilles politiques et diplomatiques quotidiennes qui peuvent faire de la France un allié souvent difficile". Un autre câble, du 17 août 2005, louait les facilités juridiques accordées par la France à la lutte anti-terroriste (au détriment, il va de soi, des droits de l'homme), tout en notant que "dans le long terme", la France doit "accorder une place aux musulmans (qu'ils soient des immigrés de première génération, leurs enfants de seconde ou troisième génération, ou des convertis) dans l'identité française". On va quand même pas demander à des diplomates américains d'interroger la notion d' "identité française"!

C'est ce câble qui conduit Le Monde à noter, dans "Banlieues et minorités sous l’œil attentif des Américains":

La logique des Américains n'avait jamais été explicitée de façon aussi transparente : dans leur analyse, si les Français sont considérés comme efficaces à court terme en matière d'antiterrorisme, ils sont perçus comme faiblement performants sur le long terme – à savoir l'intégration des musulmans français et donc la lutte contre l'éventuel embrigadement de recrues locales par des organisations terroristes.
(...) Pour comprendre, depuis cinq ans, les Américains multiplient les auditions. Le maire de Clichy-sous-Bois, Claude Dilain, leur parle d'habitants qui se sentent "citoyens de nulle part". Le juge antiterroriste Jean-François Ricard leur décrit des territoires où les symboles de l'Etat sont pris à partie et où "l'identité des cités" a pris le dessus sur "l'identité française". Une responsable de l'association Ni putes ni soumises tente de leur expliquer que les émeutiers sont des islamistes aux barbes rasées – mais les Américains font comprendre qu'ils ne croient pas beaucoup à cette thèse.
 (...) "Le vrai problème est l'échec de la France blanche et chrétienne à considérer ses compatriotes à la peau sombre et musulmans comme des citoyens à part entière", jugeait ainsi l'ambassadeur Craig Stapleton dans un "mémo" du 9 novembre 2005, en se demandant si le modèle français d'intégration n'était pas "parti en fumée" avec les émeutes.
Le câble Rocard: Villepin, Napoléon ou Cyrano de Bergerac? 

Un autre câble du 27 octobre 2010, rapporté par Le Monde et relatant une discussion de l'ambassadeur avec Michel Rocard, transcrit ainsi que Dominique de Villepin se "prends pour Napoléon alors qu'il est en fait Cyrano de Bergerac". 

Le Monde ne reprend pas les propos de Rocard aurait tenu, au sujet de l'honnêteté quasi-excessive de Jospin, ou ses regrets concernant l'anti-capitalisme supposément persistant de certains courants du PS, qui ne se seraient toujours pas rallié à l'économie "sociale" de marché...

Ni non plus ceux selon lesquels la France se serait construite de façon militaire sur l'éradication de cinq cultures (occitane, bretonne, alsacienne, corse et flamande - notons l'absence des basques). Ce qui montre, à nouveau, à quel point le Département d'Etat s'intéresse à l' "identité française", et ses difficultés de comprendre les fondements de la République, qui ne reconnaît d'autre peuple que le peuple français. Le câble de l'ambassade du 10 janvier 2010 évoque à ce propos "deux vaches sacrées" de la France, à savoir les concepts de "communautarisme" et de "sécularisation" (entendre: laïcité). Un autre câble, de janvier 2007, indique cependant que "défier l'approche du gouvernement au sujet de l'assimilation peut revenir à défier les fondements de l'identité française au sein de la République". 

La politique culturelle des Etats-Unis en France

Pour la diplomatie américaine, renforcer l'intégration des minorités exclues en France, notamment les "musulmans" (ce qui suppose, bien sûr, qu'un groupe homogène de "musulmans" existe), constitue  depuis 2003 une nécessité de la lutte contre l'intégrisme, et aussi un gage de la fidélité de la France à l'alliance atlantique. Dès lors, l'ambassade se propose d'affirmer cette ambition dans ses contacts avec les Français, qu'ils soient des responsables officiels ou non, en mettant le plus souvent possible sur le tapis le thème de "l'égalité des chances" et en luttant contre la xénophobie.  Une politique qui demande de la "discrétion, de la sensibilité et du tact" (câble du 27 janvier 2007)...

Cela va assez loin: non seulement un groupe ad hoc a été créé au sein de l'ambassade (le Minority Working Group), mais elle se propose de "continuer et d'intensifier son travail avec les musées et éducateurs français afin de réformer le cursus d'histoire enseigné à l'école, afin qu'il prenne en compte le rôle et les perspectives des minorités dans l'histoire française" (câble du 10/01/10). 

Elle évoque aussi une politique agressive concernant la "Youth Outreach Initiative" (initiative d'ouverture, ou de main tendue, à la jeunesse), visant à favoriser les liens avec les jeunes Français afin de soutenir l'américanophilie. Parmi les formes que prennent cette politique, qui vise en particulier à susciter l'émergence de leaders parmi les "minorités" (dans le droit fil de la politique coloniale de l'Hexagone), on peut indiquer les liens noués avec "oumma.fr " (il s'agit en fait de oumma.com, l'autre ayant été phagocité par amen.fr, sic - le site oumma.com a d'ailleurs publié un article sur Wikileaks) et saphirnews.com. Les étudiants américains enseignant l'anglais dans les écoles françaises (plus d'un millier) doivent ainsi être formés afin d' "enseigner la tolérance".

La diplomatie américaine en France, un miroir pour l'Hexagone?
 
Il faudra du temps pour analyser l'ensemble de ces câbles, pain béni pour l'historien Timothy Garton Ash, acte d'un "voyou international" et de "subversion" de la "démocratie" pour l'éditorialiste du Figaro, A.-G. Slama, qui n'hésite pas à reprendre le vocabulaire de la "guerre sale" contre le "péril rouge", tandis qu'un éditorial de la rédaction invoque la "tyrannie de la transparence". Ceci n'empêche pas le quotidien de droite de faire son travail, à savoir analyser ces câbles qui constituent une menace pour la démocratie au moins aussi importante que le Komintern...

La consultation de ces câbles, concernant un sujet relativement bénin, du moins en apparence - la politique culturelle du Département d'Etat en France - montre que leur publication est à la fois positive et négative. Des sites comme oumma.com ou saphirnews.com pourraient pâtir de la révélation de ces liens avec les Etats-Unis, qui risquent d'être interprétés un peu trop vite comme signe d'une instrumentalisation, voire d'une obéissance au doigt et à l'œil, des responsables de ce site à Washington (add.: oumma.com a depuis assumé la responsabilité de ces contacts). Aux internautes qui sauteraient à ces conclusions, ils devraient ne pas oublier que dans toute alliance ou soutien, le faible sait parfois autant instrumentaliser le fort que l'inverse. De ces quelques phrases d'un télégramme on aurait du mal à conclure quoi que ce soit de la nature réelle de ces liens.

En revanche, on décèle dans ces câbles l'importance de l'approche anti-terroriste des Etats-Unis, qui infuse tous les pans de sa politique, y compris culturelle. En favorisant les tendances modérées de l'islam, l'ambassade américaine en France met en œuvre la stratégie prônée par le chercheur Scott Atran dans son article de 2006 sur la "logique morale" des attentats-suicides. Contrairement à ce que dit Jenkins dans le Guardian, la politique étrangère américaine ne semble pas, du moins en France, "esclave d'un glissement à droite". (add.: Et contrairement à ce que dit un commentateur de Foreign Policy, ces câbles n'ont rien d' "ennuyeux", bien au contraire).

Ceci, comme les exemples brièvement analysés ici, suffisent à répondre à la critique de Slama, qui invoquait le nécessaire traitement de l'information par les "experts" comme argument contre la publication des câbles. Une lecture cursive de ceux-ci démontre que ce traitement et une mise en perspective est très certainement nécessaire: s'en abstenir conduirait à une analyse partielle et partiale de la politique américaine. Mais pour traiter l'info, il faut déjà en avoir, ce que semble oublier un peu vite Le Figaro, malgré sa devise tirée de Beaumarchais...

En dépit de risques avérés pour la diplomatie américaine (so far for discrecy!), on doit cependant non seulement les relativiser, ce que s'emploie à faire le Département d'Etat lui-même, mais aussi souligner la richesse de l'aperçu que nous offrent ces câbles sur les priorités de l'administration américaine et sur les modalités de ses interventions. Savoir, par exemple, que les livres d'histoire français font partie des sujets intéressant les Etats-Unis n'est pas dénué d'intérêt. 

Et, loin de nuire aux relations américaines avec les "jeunes français" ou les "minorités françaises", la révélation des détails de leur politique montre à quel point ils sont critiques envers un "modèle" qui, effectivement, leur laisse bien peu de place. Ces câbles offrent ainsi aux Français un miroir étonnant permettant de réfléchir sur leurs préjugés, tant quant à eux qu'aux Américains... 

D'un autre côté, il s'agit sans doute d'une ingérence dans les histoires franco-françaises que beaucoup auront du mal à accepter ; à quoi pourrait bien servir une ambassade sinon à s'occuper des oignons de ses voisins?  Remarquons toutefois ce câble de 2007, qui recommande de faire part aux Français des expériences, négatives et positives, rencontrées par les Etats-Unis concernant les "conflits sociaux et ethniques", mais aussi de la nécessité, pour le personnel diplomatique, de se "former" concernant l'islam, par exemple en invitant des représentants à l'ambassade. Ce miroir est à double usage... 


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