Quel fut le rôle des politiques, et notamment de François Mitterrand, ministre de l'Intérieur puis de la Justice, lors de la "sale guerre" d'Algérie? Il est "peut-être temps de « démilitariser » l’histoire de la guerre d’Algérie, sans évacuer la responsabilité de l’armée", déclare ainsi l'historien Benjamin Stora, à l'occasion de la publication de François Mitterrand et la guerre d'Algérie, avec François Malye, lors d'un entretien avec Mediapart (retranscrit par la LDH). Le livre fait aussi l'objet d'un documentaire, qui sera diffusé par France 2 le jeudi 4 novembre à 22h50.
Saluons ici les remarquables travaux de B. Stora qui, avec ceux de Raphaëlle Branche sur la torture en Algérie, ont contribué à éclairer ce pan obscur de l'histoire française, à l'heure où certains préfèrent mettre les mémoires de De Gaulle au programme de littérature des classes terminales. Cela au nom d'une certaine conception de "l'identité nationale", dont le spécialiste de la Grèce antique, Marcel Detienne, a montré dans L'Identité nationale, une énigme (2010), à quel point il s'agissait d'un "mystère" construit de toutes pièces par des générations d'historiens et de curés qui ont insisté sur l'historicité de cette identité collective, fondée sur la "terre et les morts" (Barrès) - sous-entendant, au passage, que toute "civilisation" se construirait sur ses "morts", alors qu'on sait bien à quel point le cimetière, notamment chrétien, a lui aussi une histoire, faite, tout comme la nation, d'exclusion des autres.
Alors que les pays d'Amérique latine confrontent, tant bien que mal, leur passé, et que l'Argentine se met à juger les prêtres et les juges qui ont participé activement au génocide organisé par l'armée au nom de la défense de la "civilisation chrétienne", la France, comme l'Espagne, a bien du mal à admettre ses responsabilités. Et lorsqu'il s'agit de guerre d'Algérie, on parle plus souvent de Massu ou de Bigeard, qui tentait encore récemment de faire croire que la torture était un "mal nécessaire", alors que R. Branche a très bien montré qu'il s'agissait d'une entreprise de terreur à l'égard de la population.
L'éclairage sur les responsabilités politiques qui ont présidé à la mise en œuvre de cette répression implacable, modèle du terrorisme d'Etat des années 1970 en Amérique latine, et de la "contre-insurrection" prônée par les Américains, est donc nécessaire.
Pour autant, cet entretien de B. Stora passe un peu vite sur deux faits. D'abord, il renvoie l'attitude de Mitterrand à une "attitude quasi culturelle" de la gauche, qui aurait voulu réformer le colonialisme plutôt que le détruire. Et de citer Gambetta, Clemenceau et même Jaurès - il aurait pu inclure A. Camus, si on suit Michael Azar dans sa "lecture postcoloniale" de L'Etranger et de son auteur. Cela est sans aucun doute vrai dans ses grandes lignes. Mais faire de Clemenceau, pour ne parler que de lui, l'un des représentants de cette tradition universaliste et assimilationniste du colonialisme de la "patrie des droits de l'homme", c'est un peu fort de café!
Ensuite, B. Stora fait preuve d'une mauvaise foi certaine lorsqu'il aborde la question du rapport des associations d'une part, et des trotskystes d'autre part, après 1981.
Clemenceau et la critique de la colonisation
Le "tombeur de ministères" était en effet un des rares à faire preuve de lucidité à l'égard du projet colonial. Il partageait ainsi la même vision que le Prix Nobel de littérature 2010, Mario Vargas Llosa: son nouveau roman, El Sueño del Celta, prend pour héros Roger Casement, consul britannique qui dénonça dès 1908 l'extermination menée au Congo sous la responsabilité du roi Leopold II (dix millions de morts). Nul doute que le Tigre se serait accordé sur cet énoncé de l'écrivain péruvien: "nulle barbarie n'est comparable au colonialisme", indiquant par là à quel point il est vain de débattre de l'échelle de la barbarie, chaque crime étant "incomparable", la barbarie étant par définition la perte de toute mesure.
Clemenceau attaqua d'abord le cabinet Ferry sur le traité du Bardo (1881), instituant un protectorat sur la Tunisie, en critiquant l'affairisme pilotant le projet colonial. Quelques années plus tard, il fait tomber Jules Ferry sur la question du Tonkin, avec son célèbre discours du 31 juillet 1885, où il se moque de la prétention à considérer les peuples non-européens comme des "races inférieures" et rappelle leur ancrage dans la "grande Histoire", bien à l'encontre du schéma hégélien considéré comme l'évidence même pour nombre d'historiens contemporains.
En 1905, il critique encore la politique de Th. Delcassé lors de la crise de Tanger, moquant ces "politiques républicains" qui préfèrent l'expansionnisme militaire à un véritable projet de "réformation" de la France. Certes, lorsqu'il arrive au ministère, l'année suivante, il sera contraint d'entériner les résultats de la conférence d'Algésiras. La politique de Clemenceau s'intègre alors davantage dans la continuité de la Troisième République: il autorise Lyautey à occuper le Maroc, et fait bombarder Casablanca, un simple "incident" selon la France. Et son seul titre de gloire, alors, et de proposer une réforme en Algérie, avec un décret de 1908 et une loi de 1909, qui, comme le rappelle Michel Winock dans sa biographie de 2007, sera louée par Messali Hadj.
Bref, pendant près de 40 ans, le député Clemenceau a été l'un des critiques les plus virulents de cette "bonne conscience" du colonialisme, rappelant à quel point les affairistes du "lobby colonial" étaient derrière cette expansion, qui s'appuyait sur une idéologie raciste à juste titre moquée par le futur Tigre.
Ce n'est que lorsqu'il accède au ministère qu'il doit mettre en veilleuse ses critiques, ce qui ne l'empêchera pas de proposer des réformes. Qualifier ce comportement de "typique" de la gauche, c'est un peu court: il s'agit plutôt d'une ligne directrice de la Troisième République, qui montre à quel point les institutions pèsent lourd sur les choix politiques, et comment un adversaire féroce de la colonisation, arrivé au pouvoir, doit composer avec les choix effectués par l'Etat français.
On ne peut mettre Clemenceau sur le même pied que Guy Mollet ou Mitterrand, qui, comme l'affirme B. Stora, avaient "pour ambition de rectifier le projet colonial pour le mettre réellement en œuvre et donc atteindre l’égalité, l’intégration, l’assimilation originellement promises". La politique de réforme timidement mise en place par Clemenceau en Algérie n'est pas, d'évidence, celle que prônait ce critique du colonialisme: c'est une politique réaliste qui, à défaut de pouvoir convaincre les Français de s'écarter d'un projet inhumain, désormais accepté par tous, à force d'expositions coloniales et de propagande, tente au moins d'en atténuer le caractère oppressif. Bref, c'est la gauche qui doit prendre en compte la politique menée par la France depuis des années: en 1907, quand Clemenceau arrive au pouvoir, le mal est fait, le colonialisme admis. En aucun cas cela ne permet-il de faire de cet homme un symbole du réformisme colonial de la gauche, dans la mesure où des années 1870 à Théophile Delcassé, il ne cessa de pourfendre l'illusion consistant à draper l'oppression coloniale dans les oripeaux de l'"humanisme français".
Mitterrand, la "société civile" et les trotskystes après 1981
La deuxième affirmation, contestable, de B. Stora, concerne l'accession au pouvoir de la gauche en 1981, première de la Ve République. Selon l'historien:
Quand il arrive à l’Élysée en 1981, il ne permet pas aux militants politiques, syndicaux ou associatifs d’accéder au pouvoir. La plupart de ses ministres sont des hauts fonctionnaires, qui forment l’ossature du mitterrandisme. Aucun des anciens militants trotskystes ayant alors rejoint le parti socialiste, n’est devenu ministre.
De nouveau, cela est peut-être vrai dans ses grandes lignes, mais n'est pas précis. Pour ne citer qu'elle, la ministre des Droits de la femme de 1981 à 1986, Yvette Roudy, intègre ainsi à son cabinet Simone Iff, vice-présidente du Mouvement français pour le planning familial (MFPF), et Jeannette Laot, syndicaliste de la CFDT qui co-présida le Mouvement pour la liberté de l'avortement et de la contraception. Selon Pascale Le Brouster (2008), cette institutionnalisation du MFPF signe d'ailleurs la démobilisation de la lutte féministe, rendant plus difficile la continuation de la collaboration établie entre la CFDT et le Planning familial dans la lutte pour le droit des femmes.
Par ailleurs, concernant les trotskystes, il y a une certaine mauvaise foi dans cette complainte de B. Stora, lui-même ex-lambertiste ayant quitté l'OCI en 1986 avec Cambadélis, Philippe Dariulat,et en tout 400 militants. Au début des années 1980, la politique d'assimilation du PS menée à l'égard des trotskystes, issues principalement de la LCR et du courant de Lambert, ne faisait que commencer ; les pablistes participeront plutôt à la création des Alternatifs, pépinières des Verts et continuateurs du projet autogestionnaire du PSU. Julien Dray était encore un gamin à l'Unef-ID, qui fondera en 1983 SOS-Racisme avec son pote Harlem Désir : pas précisément un modèle d'indépendance associative. Cambadélis, 30 ans en 1981, était encore à l'OCI. Il faudra attendre la fin des années 1980 et le début des années 1990 pour que tout ce beau monde accède à des responsabilités importantes, notamment au sein de la Gauche socialiste.
Citons ici les mots de Christopher Nick dans Les trotskystes:
Dray et ses amis enfilent les pantoufles des droitiers des années 50, découvrent la stratégie des Essel et Craipeau dans le PS en 1945, réinterprètent la partition d'un Marceau Pivert. Seule différence: ils savent qu'ils ont toute la vie devant eux pour atteindre le sommet. Ils veulent incarner la gauche du PS, qu'ils finiront par unir au sein de la Gauche socialiste après 1990. Rompant définitivement avec la LCR en 1994, Gérard Filoche viendra rejoindre Dray, son "fils spirituel".
Et de citer Filoche:
Lorsque je suis arrivé rue de Solférino pour rencontrer Emmanuelli, il y avait une trentaine de personnes dans la cour: au moins vingt étaient d'anciens trotskystes: Henri Weber, qui roulait pour Fabius, Cambadélis avec Jospin, Darriulat, le bras droit de Cambadélis, avec Emmanuelli, Linemann, ancienne pabliste, Mélenchon, ancien lambertiste, Poperen... C'était invraisemblable: comme à la maison! Au dernier congrès de la Gauche socialiste, j'ai fait le calcul: sur cinq cent délégués, il y avait cent quatre vingt anciens de la Ligue, dix anciens lambertistes et trois anciens de LO!
Bref, une certaine mauvaise foi sur ce dernier point, qui du reste n'intéresse que les (ex)-trotskystes: Mitterrand n'allait pas nommer comme ministre des jeunes de 30 ans... Et tout ce beau monde aux dents longues se rattrapera dans les années 1990, Julien Dray incarnant par la suite le virage sécuritaire du PS... Heureusement que pas tous n'ont suivi sa voie!
L'anticolonialisme de gauche et la gauche au pouvoir
Au-delà de la personnalité de Mitterrand, du nécessaire bilan critique et de la nécessité d'éviter de bruler ce qu'on encensant hier, on regardera avec attention ce documentaire, en attendant de lire le livre. Mais on gardera à l'esprit, outre les querelles entre ex-trotsko et socialistes que B. Stora n'a semble-t-il pas complètement digéré, le caractère hétérogène de la gauche, et surtout la persistance, tout au long de son histoire, d'un courant anticolonialiste sans concessions. Celui-ci fut présent, à des degrés divers, dans toutes les familles de la gauche.
La possibilité, toutefois, de mettre en œuvre une politique véritablement anticolonialiste une fois arrivé au pouvoir - ce qui, rappelons-le, est plutôt que l'exception que la règle au XXe siècle - ne relève plus de la simple histoire de la gauche: ici, celle-ci rejoint l'histoire de l'Etat et du pouvoir, et doit prendre en compte, cahin cahan, les choix de ses prédécesseurs. La gauche au pouvoir soulève toujours cette question: comment gérer l'héritage de la droite? Comment s'en affranchir ? Comment l'infléchir ?
La possibilité, toutefois, de mettre en œuvre une politique véritablement anticolonialiste une fois arrivé au pouvoir - ce qui, rappelons-le, est plutôt que l'exception que la règle au XXe siècle - ne relève plus de la simple histoire de la gauche: ici, celle-ci rejoint l'histoire de l'Etat et du pouvoir, et doit prendre en compte, cahin cahan, les choix de ses prédécesseurs. La gauche au pouvoir soulève toujours cette question: comment gérer l'héritage de la droite? Comment s'en affranchir ? Comment l'infléchir ?
Alors que la gauche, tant française qu'européenne, ne sait pas répondre à cette question, tant sur le plan économique que sur celui, par exemple, de la politique de l'immigration, cette question demeure plus que jamais d'actualité.