Les nombreuses protestations, à Toulouse, Nantes, et ailleurs, contre l'article 90 du projet de loi LOPPSI II, adopté le 8 février 2011, permettant, en jargon bureaucratique, "l'évacuation forcée des campements illicites", n'auront pas été inutiles.
En effet, cet article de LOPPSI, qui menaçait les travellers, habitants de camions, yourtes, tipis, roulottes ou cabanes, a été censuré par le Conseil constitutionnel (CC) dans sa décision n°2011-625 du 10 mars 2011 (cf. le communiqué de presse du CC). Avant d'en marquer froidement les limites, saluons d'abord cette victoire, en écoutant cette chanson sur l'équivalent du 1er mai pour le mouvement travellers, the Battle of the Beanfields...
L'article censuré aurait pu permettre l'expulsion, sous 48 heures, par décision préfectorale, et sans que le propriétaire du terrain ou le maire de la commune n'ait son mot à dire, des "installation[s] illicite[s] en réunion sur un terrain appartenant à une personne publique ou privée en vue d'y établir des habitations" qui "[comporteraient] de graves risques pour la salubrité, la sécurité ou la tranquillité publiques".
L'ironie d'une loi sur les squatters privant les propriétaires de leur libre choix d'expulsion...
La double saisine, des députés et sénateurs, faisait grief à cet article de méconnaître "les exigences constitutionnelles liées à la dignité humaine, à la garantie des droits, à la liberté d’aller et venir, au respect de la vie privée, à l’inviolabilité du domicile et à la présomption d’innocence."
A la dignité, parce que chacun a droit à un logement décent - et, que lorsque les pouvoirs publics décident de démolir des bidonvilles ou autres habitats jugés "non décents", ils sont soumis à l'obligation de relogement. Ce que ne prévoyait pas cette loi. Or, dans des décisions antérieures, le CC avait déclaré que « la possibilité pour toute personne de disposer d'un logement décent [était] un objectif de valeur constitutionnelle ».
La saisine soutenait ainsi que "le dispositif ici contesté, en permettant de faciliter l'expulsion de personnes vivant dans des conditions déjà peu conformes à la dignité humaine, sans qu'aucune contrepartie en matière de relogement ne soit prévue, heurte de front l'objectif d'assurer à chacun la disposition d'un logement décent. Il ajoutera de la précarité à la précarité."
D'autant plus intolérable que selon le rapport de suivi de la loi DALO sur le droit au logement, celui-ci est très loin d'être appliqué - les auteurs du rapport concluaient que « L'Etat ne peut pas rester hors la loi ».
A la garantie des droits, parce que la décision d'expulsion n'était pas supervisée par le juge judiciaire. Or, seul un tel contrôle du juge indépendant aurait permis, selon la saisine, d'organiser un "recours effectif" contre les décisions préfectorales. A cet égard, le droit de saisir le juge administratif dans un délai de 48 heures n'était pas considéré comme suffisant par les auteurs de la saisine. Ils ont notamment fait valoir que "si ce recours est formellement disponible, la réalité est qu'il sera pratiquement ineffectif, eu égard à la situation des personnes visées caractérisée par une extrême précarité et un extrême dénuement".
A la liberté d'aller et venir, au respect de la vie privée et à l'inviolabilité du domicile, parce que, d'une part, la décision d'expulsion était le seul fait de l'Etat (du préfet), le propriétaire ou le titulaire du droit d'usage du terrain (notamment le locataire) n'ayant pas son mot à dire. Or, dans sa décision du 9 juillet 2010, suite à une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), le Conseil avait retenu, parmi les motifs de constitutionnalité du dispositif similaire d'expulsion prévu par la loi de 2000 "relative à l’accueil (sic) et à l’habitat des gens du voyage", le fait "qu’elle ne peut être diligentée que sur demande du maire, du propriétaire ou du titulaire du droit d’usage du terrain".
On goûte avec délices la conclusion des auteurs de la saisine: "En d'autres termes, la prévention des atteintes à la propriété privée n'est plus aux nombres des objectifs constitutionnels poursuivis." En choisissant donc de priver le propriétaire ou locataire du droit d'influer sur cette décision d'expulsion - visant, rappelons-le, des squatters -, le législateur a donc, ironiquement, méconnu le droit de propriété ! C'est beau, non? Et le président d'ATD Quart-Monde, d'indiquer, dans une tribune critique publiée dans Le Monde:
Nous connaissons des familles qui vivaient ainsi au même endroit depuis plusieurs années. Elles étaient installées avec l'accord tacite des propriétaires. Parfois elles entretenaient le terrain et partageaient les fruits récoltés. Aujourd'hui, sans même attendre la loi, elles sont chassées parce qu'elles logent en caravane.
Enfin, à l'atteinte à la présomption d'innocence, parce que les faits motivant l'expulsion - à savoir l'illégalité de l'occupation - sont les mêmes qui peuvent motiver une condamnation pénale à six mois d'emprisonnement et 3 750 euros d'amende, à savoir le « fait de s'installer en réunion, en vue d'y établir une habitation, même temporaire, sur un terrain appartenant (...) à tout autre propriétaire autre qu'une commune, sans être en mesure de justifier de son autorisation ou de celle du titulaire du droit d'usage du terrain » (article 322-4-1 du Code pénal, créé par la loi Sarkozy de 2003, ou "loi de sécurité intérieure"). En d'autres termes, après avoir expulsé sans contrôle du juge judiciaire le squatter, celui-ci aurait pu se retrouver devant le juge pour être condamné - et son expulsion de facto considérée comme preuve du caractère illicite de son installation.
Les limites de la sagesse du Conseil
Saisi donc de ces graves allégations d'inconstitutionnalité, le Conseil des sages a, grosso modo, donné raison aux amis des travellers et autres cyber-apaches, revendiquant un mode de vie nomade qui n'est guère du goût de la Cour européenne des droits de l'homme (Etre né nomade ou ne pas être né nomade, telle est la question (Cour EDH, Dec. 4e Sect. 1er février 2011, Sharon Horie c. Royaume-Uni).
Dans la version lapidaire du communiqué de presse exprimant ses motifs, le CC dit ainsi:
L'article 90 permettait au préfet de procéder à l'évacuation forcée de terrains occupés illégalement par d'autres personnes. Ces dispositions permettaient de procéder dans l'urgence, à toute époque de l'année, à l'évacuation, sans considération de la situation personnelle ou familiale, de personnes défavorisées et ne disposant pas d'un logement décent. Elle opérait une conciliation manifestement déséquilibrée entre la nécessité de sauvegarder l'ordre public et les autres droits et libertés.
Il ajoutait donc "de la précarité à la précarité", pour reprendre les mots de la saisine, en faisant fi de toute trêve hivernale ; en se foutant de l'âge des expulsés et de leurs besoins vitaux; en ignorant que, contrairement au dispositif similaire d'expulsion prévu par la loi de 2000 sur les "gens du voyage", justifié en cas d'existence (obligatoire, en théorie) d'une aire de stationnement, ici, les expulsés verraient leur habitat alternatif (en jargon juridique, leur "domicile") détruit ou confisqué.
Il faut examiner cependant les motifs du CC pour bien comprendre ce qui, à l'avenir, se profile. Le CC a d'abord distingué entre la mise en demeure, exigeant que le terrain soit évacué, et l'expulsion préfectorale. Or, autant il considère celle-ci comme n'obéissant pas aux principes les plus élémentaires du droit, et notamment au recours effectif devant un juge et à son ignorance des circonstances particulières de l'affaire (hiver, présence d'enfants, etc.), autant il considère celle-là comme tout à fait justifiée, dès lors que l'occupation est illégale et que "cette installation comporte de graves risques pour la salubrité, la sécurité ou la tranquillité publiques". Le fait lui-même d'envoyer aux squatteurs une mise en demeure d'évacuer les lieux pour leur bien, au nom de leur santé ou encore de la sécurité des installations, n'est donc aucunement remis en cause. Et le motif de "tranquillité publique" permet au facho du coin de faire de l'agitation pour que la mise en demeure devienne légitime...
On note que dans ses Commentaires aux Cahiers (p.34-35), le CC, expliquant sa décision, évoque aussi la question du non-respect du droit de propriété par cette loi privant le propriétaire ou locataire de son pouvoir décisionnel, bien qu'il l'ait passé sous silence dans sa décision officielle. Il écrit ainsi:
La protection du droit de propriété n’est plus un des objectifs poursuivis par le législateur. Même si cela n’est pas déterminant, une des garanties relevée par le Conseil constitutionnel a disparu : c’est désormais le préfet qui peut seul engager le processus sans qu’il ait besoin d’une proposition du maire, du propriétaire ou du titulaire du droit d’usage du terrain occupé.
Dès lors, pour que revienne l'article 90 LOPPSI II, il suffira à la majorité d'encadrer un peu plus le dispositif d'expulsion, en le soumettant notamment au contrôle du juge, pour rendre celui-ci légitime aux yeux du Conseil constitutionnel. Or, la question de l'accès à la justice soulevé par les auteurs de la saisine, faisant valoir que les squatteurs n'ont généralement ni le goût, ni les moyens, de faire appel à des avocats pour défendre leurs droits, demeure intacte.
Sans parler de l'illégalité dans laquelle se place les communes en refusant de créer des aires de stationnement, ou encore de la possibilité, pour le droit, de prendre en compte le fait que de plus en plus d'hommes et de femmes ont opté, que ce soit pour des raisons financières ou davantage liées à la "contre-culture", de vivre nomades.
Rectification : ajout de la tribune du président d'ATD-Quart Monde.
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