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jeudi 1 avril 2010

Marie-Monique Robin ou l'histoire de la torture: entre démocratie et dictature

Torture: Made in USA, le dernier opus de Marie-Monique Robin, primé  le 26 mars 2010 au Festival du documentaire FIGRA, porte un titre à la fois exact et trompeur. Partant de ce documentaire à voir absolument sur Mediapart, on apporte ici un éclairage de fond sur les questions et enjeux soulevés par Robin. Décryptant l'institutionnalisation d'une politique explicite de la torture par l'administration Bush, Robin insiste en effet ici sur les tiraillements internes au sein de ce gouvernement, en particulier entre le secrétaire d'Etat Colin Powell, partisan du respect des Conventions de Genève, et l'équipe de Donald Rumsfeld et Dick Cheney, qui sont les principaux responsables de l'imposition de cette politique, fût-ce contre le gré, apparemment, de certains secteurs de l'armée et de la CIA. 

Ce documentaire soulève en effet une question actuellement sujette à beaucoup d'attention de la part des chercheurs, en particulier à partir de l'étude des dictatures latino-américaines que Robin connaît de près, celle de la possibilité de "résister" au sein même d'une administration à la politique répressive mise en place par celle-ci. Et, sous l'implicite de l'histoire de la torture que Robin est en train d'élaborer, que nous dit-il de la différence entre démocratie et dictature?

Un documentaire qui pose des questions plus qu'il ne révèle des faits 

Exact, parce que l'enquêtrice se contente de montrer, en 85 petites minutes, le processus général, s'étant étalé sur plusieurs années, ayant mené de la célèbre déclaration de Bush, "Vous êtes avec nous ou avec les terroristes", à l'institutionnalisation de la torture au sein de l'armée américaine - et non seulement dans la CIA -, encouragée et justifiée par le gouvernement des Etats-Unis, et, au sein de celui-ci, en particulier par le Département de la Justice, dirigé par John Ashcroft (2001-05) puis Alberto Gonzalez (2005-07), et par le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld (2001-06).

Trompeur, parce que 85 minutes n'épuisent pas un sujet bien plus complexe que ce qu'en dirait la "belle âme" s'arrêtant à la juste et immédiate condamnation morale de la torture. Loin de nous, ici, l'idée de se moquer du regard moraliste. Mais il s'agit ici, pour Marie-Monique Robin, de décrypter pour le téléspectateur n'ayant suivi qu'épisodiquement le déroulement de ce qui est, sans aucun doute, le plus grand scandale politique depuis le soutien aux dictatures d'Amérique latine et d'Asie (Suharto en Indonésie, etc.), ainsi qu'aux escadrons de la mort, effectué en toute connaissance de cause par la Maison Blanche.

Aussi, celui qui, au contraire, a suivi la séquence allant de la déclaration de cette "guerre" inepte contre le "terrorisme" (on ne déclare la guerre qu'à un Etat, pas à un phénomène, pas à la "pauvreté", à la "drogue", ni au "terrorisme", affirme, à juste titre, un conseiller de Colin Powell, secrétaire d'Etat de Bush, dans le film), aux enquêtes parlementaires concernant les mémos sur la torture, en passant  par le camp de Guantanamo; les photos insoutenables d'Abou Ghraib; les véritables crimes de guerre commis à Bagram, en Afghanistan, qui n'ont rien à envier à ceux des seigneurs de guerre locaux; ou enfin le détournement du programme SERE (Survival, Escape and Resistance Program) originellement instauré par l'armée américaine pour entraîner ses hommes à résister à la torture et aux pires conditions de détention, celui-là n'apprendra rien, ou presque, dans ce documentaire.

Or, si ce documentaire n'a rien "révélé" de véritablement inédit, contrairement à l'enquête antérieure de Robin, de longue haleine, sur l'Ecole française, les escadrons de la mort, le format de 85 minutes, et la réaction à chaud de la journaliste, alors que la polémique sur l'usage de la torture par le gouvernement américain, autorisé au plus haut niveau de l'Etat, demeure un sujet brûlant, permet non seulement de synthétiser sous forme pédagogique les enjeux de ce scandale, mais aussi de susciter certaines questions. 

Le conflit entre Donald Rumsfeld & Colin Powell et entre les juristes, les politiques & l'armée

L'angle de Marie-Monique Robin n'est pas, en effet, d'analyser dans tous ses détails le déploiement de ce véritable programme de torture, clef de voûte de la "guerre contre le terrorisme" déclenchée par Bush dès la semaine qui a suivi les attentats du 11 septembre. En rappelant les événements saillants de cette dernière décennie, évoqués ci-dessus (Abou Ghraib, etc.), Robin a ajouté à ceci une série d'entretiens avec les plus hauts fonctionnaires de l'administration Bush, notamment du côté des adjoints de Colin Powell, et aussi de celui des militaires (par exemple le général-fusible Janis Karpinsky, qui fut rétrogradé au rang de colonel après Abou Ghraib; le général Taguba, auteur du rapport sur Abou Ghraib et frustré dans ses intentions de remonter la chaîne de commandement; ou encore le général Ricardo Sanchez, chef de la coalition en Irak de 2003 à 2004 qui, au bout d'un entretien de deux heures, lui avoue: "oui, nous avons torturé", systématiquement). Elle révèle ainsi l'existence d'un conflit insoupçonné, d'une force virulente, entre l'équipe de Colin Powell, partisane du respect des Conventions de Genève, et l'équipe de Rumsfeld & al., jalouse de la renommée de Powell et principale responsable de la mise en œuvre de la torture.

Pour rappel, l'équipe de Rumsfeld & Ashcroft, qui a réussi à obtenir toute l'attention de Bush, était composée non seulement des militaires sous les ordres du secrétaire à la Défense, mais aussi des dizaines de milliers de juristes du Département dirigé par Ashcroft, avec, au centre, le Conseil des affaires juridiques du Département de la Justice (Office of Legal Councels) présidé par John Yoo, l'auteur des "torture memos" (mémos sur la torture, des "opinions" ayant force juridique). 

Ce qui peut sembler surprenant, dans ce documentaire, c'est qu'à en croire les intervenants - et là, toute la prudence nécessaire s'impose -, ce n'est pas tant la CIA ou les militaires qui ont poussé à l'usage de la torture: bien au contraire, ce sont les politiques (Rumsfeld, Bush, Ashcroft, etc.) et les juristes sous leur ordre (John Yoo, etc.). Ce sont eux qui ont prétendu que les attentats du 11 septembre imposait un nouveau "paradigme", dans lequel les Conventions de Genève et le respect des droits de l'homme devenait un frein dangereux aux opérations clandestines et à ce qu'on peut bien appeler, pour reprendre le vocabulaire des dictatures latino-américaines des années 1970, "guerre contre la subversion". 

Trompeur: la torture, "made in USA"? in America? in France ? ou au Moyen-Age?

Quiconque a étudié l'histoire de la guerre froide et de l'Amérique latine comprend en effet pourquoi ce titre est "trompeur", celle-ci étant l'arrière-plan indispensable de la pleine compréhension de ce documentaire. Nul moins que Marie-Monique Robin ne l'ignore, elle qui a montré, dans L'Ecole française, les escadrons de la mort, comment le mélange de la doctrine de la "guerre contre-révolutionnaire", élaborée lors de la guerre d'Algérie, et de la doctrine catholique-nationaliste des nostalgiques de l'Action française, qui bénissaient les soldats de Massu en légitimant l'usage de la torture, via la réactualisation des textes de l'Inquisition, a été l'une des sources principales de l'idéologie et de la pratique des dictatures latino-américaines. 

Il ne s'agit pas de dire que la "guerre sale" des années 1970 n'est que la continuation de la bataille d'Alger: elle est tout autant héritière de l'histoire locale des pays d'Amérique latine, de l'influence, depuis le début du siècle, de l'extrême-droite intégriste et franquiste dans ce continent parfois désigné sous le terme d'"Extrême-Occident", et, bien sûr, de la fameuse "doctrine de sécurité nationale" des Etats-Unis, concrétisée dans la non moins célèbre Ecole des Amériques, principalement sise à Panama.  Tout ceci est maintenant bien connu des historiens, malgré le caviardage des rares archives qui parviennent à être déclassifiées.

Mais il est tout aussi indéniable qu'un fil relie les horreurs de l'Inquisition à la justification de la torture pendant la guerre d'Algérie, et de la "Bataille d'Alger", qui fit l'objet d'un film éponyme de Gilles Pontecorvo (visionné tant par les militaires latino-américains que, aujourd'hui, par l'armée américaine), à l'opération de contre-insurrection Indépendance en Argentine (1975) et à ses suites, puis aux opérations américaines aujourd'hui. Nul n'ignore, depuis Robin, que le général Aussaresses fut instructeur au "Centre d'instruction de la guerre dans la jungle" de Manaus, aux premiers jours de la dictature brésilienne; que l'armée française disposait d'un accord de coopération avec son homologue argentin de 1959 à 1981, canal par lequel transita la doctrine de la contre-insurrection (et ce, malgré le fait que l'un des principaux vecteurs de transmission, le général Carlos Jorge Rosas, ce fut opposé, très tôt, à l'usage de celle-ci dans le cadre argentin); et que les Français de la Cité catholique de Jean Ousset, secrétaire particulier de Charles Maurras, et de l'OAS, ont joué un rôle moteur dans l'endoctrinement de l'armée argentine.
 
Or, les mêmes techniques utilisées pendant la guerre d'Algérie puis la "sale guerre" ont été actualisées par Bush: qu'est-ce que le programme d'extraordinary rendition, mis en place sous Clinton mais généralisé par Bush, sinon un programme de disparitions forcées? Qu'est-ce que le raffinement "scientifique" de la torture, effectuée sous l'œil vigilant des psychologues du programme SERE, sinon la continuation des cours donnés par les Argentins au Guatemala et au Salvador, les Argentins, les Chiliens et les Brésiliens ayant eux-même beaucoup appris d'Aussaresses? Qu'est-ce que ce langage manichéen, "vous êtes avec nous ou contre nous", et ces rafles, suivies de torture, ouvrant la voie à de nouvelles rafles, et à de nouvelles torture, etc., sinon la poursuite dans un autre langage de la "guerre contre la subversion" des années 1970, selon laquelle un guérillero était nécessairement un dangereux terroriste à assassiner, un politique communiste nécessairement un guérillero menaçant, un socialiste forcément un communiste, un démocrate-chrétien un "allié objectif" de Moscou, et un étudiant de 15 ans un agent de la "subversion" et du "communisme international"? Cette stratégie, qu'on peut sarcastiquement désigné sous le nom de "stratégie du domino", était celle utilisée par l'Inquisition:
Le but de l'office d'Inquisition est de détruire l'hérésie, ce qui ne peut se faire que si les hérétiques sont détruits et ils ne peuvent l'être sans que soient également détruits ceux qui les reçoivent, les aident et les défendent. Les hérétiques peuvent être détruits de deux manières, d'une part en les convertissant de l'hérésie à la vraie foi catholique (...), d'autre part lorsque, livrés au bras séculier, ils sont réellement détruits.

Bernard Gui, Practica Inquisitionis heretice pravitatis, 1322, l'un des manuels de chevet des Inquisiteurs
Cette tactique de la "tâche d'huile", ou "stratégie du domino", va de pair avec celle des dénonciations anonymes et de l'archivage de tous les "renseignements" obtenus par les Inquisiteurs, permettant de remonter d'individu en individu, dans un processus infini d'"éradication du mal". On voit tout de suite à quel point le gouvernement des Etats-Unis, tout comme celui, naguère, des juntes militaires latino-américaines, est redevable de l'Inquisition du XIVe siècle.

Que faire face à la torture? Le débat américain

Marie-Monique Robin n'ignore donc nullement l'histoire du programme américain d'institutionnalisation de la torture, remarquable par son institutionnalisation, sa codification sous forme de "mémos juridiques", et sa "transparence" relative: l'Amérique n'a-t-elle pas été secouée par ce débat nauséabond et ténébreux concernant les "techniques d'interrogation augmentées", euphémisme de la torture, et la question de savoir si le supplice de la baignoire (waterboarding), par lequel le sujet se sent véritablement noyé, était, oui ou non, une forme de torture? 

N'a-t-elle pas été lobotomisée par 24 heures chrono, et son héros, Jack Bauer, qui à chaque épisode "doit" torturer ses victimes afin de "sauver des vies", selon le scénario totalement irréaliste du "ticking time bomb scenario"? 

Cas d'école de la casuistique juridico-morale, auquel les tribunaux n'hésitent pas, envers et contre toute évidence, à faire appel, ce scénario prétend en effet légitimer la torture en demandant: qui hésiterait à faire le mal contre un homme si cela pouvait permettre de connaître l'emplacement d'une bombe s'apprêtant à exploser? Les services de renseignement ont beau répéter qu'un tel cas d'école est, précisément, fictif : une telle situation ne pourrait jamais se présenter dans la vie réelle : les services retrouvent les suspects d'un attentat après celui-ci, pas avant même qu'il n'ait lieu, à moins de se retrouver dans Minority Report. Et si même ils se trouvaient dans ce cas impossible, le suspect, s'il est fanatique, mentira; s'il est torturé, dira n'importe quoi.

Que faire face à la torture? Le dilemme politico-juridique de Powell & co.

Ces cas d'école, malheureusement, sont repris par les tribunaux, et ont notamment été explorés par la justice israélienne, qui a fini, après tergiversations, par interdire la torture au Shin Beth. Celle-ci n'a cependant pas cessée. Les juristes de Bush, eux, ont pris une autre voie: ils n'ont pas voulu légaliser la torture, comme a pu le faire, un temps, l'Etat israélien, mais ont prétendu que certains supplices ne constituaient pas de la torture - laquelle demeurait donc, en principe et en droit, interdite. 

Nous n'entrerons pas, ici, dans ce débat foncièrement amoral sur la prétendue légitimité de la torture dans certains cas, afin de "sauver des vies humaines". Outre que l'on sait que la torture est bien plus souvent utilisée pour terroriser les populations, que pour obtenir du renseignement - lequel, obtenu par ces voies, n'a qu'une fiabilité toute relative -, il est évident que lever ce tabou conduit à une véritable brutalisation des sociétés, mettant en péril la vie de chacun. Dans un autre documentaire, sur le FBI, Fabrizio Calvi et David Carr-Brown citent cet agent fédéral qui rappelle qu'après chaque guerre - "sale" ou pas - le retour des vétérans, meurtris, conduit à une augmentation importante des crimes de sang; et que donc, l'Amérique a du souci à se faire pour les années qui viennent. Rappelons encore, cet arrêt cité par le juge à la Cour suprême d'Israël, Ehoud Barak, qui s'oppose ainsi à la légitimation de la torture prônée par les juristes de Bush, qui suivaient en cela le juriste nazi Carl Schmitt :

Ce qui distingue la guerre de l'Etat de la guerre de ses ennemis c'est que l'Etat combat en maintenant la loi, tandis que ses ennemis combattent en violant la loi. La force morale et la justesse objective de la guerre du gouvernement dépend entièrement de son respect des lois de l'Etat: en abandonnant cette force et cette justesse, le gouvernement sert les fins de son ennemi. Les armes morales ne sont pas moins importantes que toute arme, et peut-être plus importantes. Il n'y a pas d'arme plus morale que le respect de l'Etat de droit.
 Il s'agit là d'évidences bon à rappeler.

Par contre, un autre débat mérite d'être soulevé, et c'est celui, précisément, que soulève Marie-Monique Robin: quelle position doit-on adopter, lorsqu'on est membre d'un gouvernement, ou d'une administration, qui se livre aux actes dont s'est rendue coupable l'administration Bush? On ne peut qu'être perplexe, en effet, lorsqu'on entend la virulence des propos des personnalités, militaires ou proches de Powell (par exemple de son directeur de cabinet, Laurence Wilkerson), interviewées par la journaliste. Ils n'hésitent pas à parler de crimes de guerre, d'infamie faite vis-à-vis, non seulement des victimes, mais des Etats-Unis, le mal rejaillissant sur son auteur, etc. Si, comme ils l'ont dit à de nombreuses reprise, le Département d'Etat a été écarté de l'élaboration de cette politique par Bush, Dick Cheney et Donald Rumsfeld, pourquoi sont-ils restés?

Cette question, qui concerne la capacité de résistance au sein d'une administration à la politique décidée par celle-ci, est aujourd'hui examinée de près par les chercheurs étudiant les dictatures d'Amérique latine. Avec prudence et différenciation selon les régimes, certains montrent ainsi que, selon eux, des magistrats auraient réussi à infléchir, par exemple au Brésil, la politique répressive de l'exécutif (avec un succès bien inférieur en Argentine, où l'exécutif s'est totalement exonéré du contrôle juridique). En d'autres termes, ils plaident pour une analyse nuancée du "devoir politico-moral" des responsables officiels, entre la démission et la résistance interne. Le critère d'évaluation étant nécessairement celui de l'efficacité de la position adoptée. 

Les réticences du cabinet de Powell à l'égard de la politique de la Maison Blanche, à laquelle il s'est, malgré lui mais avec lui, identifié, ne sont pas, non plus, sans rappeler celle du conseiller civil de Pinochet, qui lui faisait son briefing tous les matins, avant d'être remplacé par Manuel Contreras, chef de la DINA qui organisa, avec l'aide de Washington (précisément), l'opération Condor.

Démocratie et dictature

Si une insuffisance pourrait être reprochée à ce nouveau documentaire de Marie-Monique Robin, qui a fait par ailleurs la démonstration de son excellence dans l'enquête, ce serait peut-être de ce côté-ci. En insistant sur la contestation interne, mais aussi, contrainte due à l'enquête elle-même, nécessairement postérieure aux faits, vis-à-vis de la politique infâme mise en place par Bush, politique dont les Etats-Unis paieront, malheureusement, les pots cassés pour longtemps, elle a certes le mérite de dévoiler toute la complexité du jeu institutionnel et des ruses des néo-conservateurs - dont beaucoup, à commencer par le père de Bush junior lui-même, ex-directeur de la CIA, ont joué un rôle clef pendant les années 1970-80 - Rumsfeld était secrétaire à la Défense en 1975, avec Cheney comme assistant, c'est-à-dire en pleine opération Condor; Michael Ledeen, beaucoup moins connu, mais qui a joué un rôle clef dans la fabrication des faux mémos sur l'uranium justifiant la guerre en Irak, fut payé par le SISMI italien lors des années de plomb, étant très proche de l'agent Francesco Pazienza, qui joua un rôle très trouble au début des années 1980, avant de devenir assistant du secrétaire d'Etat Al Haig sous Reagan, qui relança l'aide aux Contras au Nicaragua ; Al Haig lui-même, "dieu ait son âme" (il vient de mourir) qui fut en charge de SACEUR, la section européenne de l'OTAN, dans les années 1970, alors que celle-ci était censée diriger les réseaux Gladio, avant de piloter la politique étrangère de Reagan, assista à plusieurs réunions de la Maison Blanche en 2006... Une liste qui, de nouveau, montre qu'on ne saurait trop s'étonner que la torture "made in USA" ne date pas d'hier.

Mais le spectateur hâtif pourrait y voir, en raison du ton clinique et objectif adopté par Robin, une sorte de tribune mise à disposition de Powell & de son équipe pour se dédouaner. Par ailleurs, les limites du format ne l'ont pas permis d'analyser, ou seulement de biais, un autre facteur décisif de l'institutionnalisation de la torture, codifiée dès début 2002 afin de mettre à l'abri de toute poursuite judiciaire les auteurs de ces crimes (tout comme, encore, les "desaparecidos" et les lois d'amnistie, en Amérique latine, sont le fruit de la volonté d'éviter toute poursuite ultérieure): celui du rôle, central, qu'ont joué les tribunaux. Ceux-ci, en effet, ont accepté, sous l'effet du traumatisme du 11 septembre et de la vague patriotique, de céder devant toutes les exigences de l'exécutif. Petit à petit, ils tendent à ré-affirmer leur influence, contrôlant de plus près les actes du gouvernement. Et c'est là, un autre volet, complémentaire et indispensable, de ce que montre ici Marie-Monique Robin: celui du mélange de soumission et de résistance, cette fois-ci non pas au sein du gouvernement, mais de l'administration, du système judiciaire américain, vis-à-vis de la cruauté de la politique de Bush. 

In fine, ce documentaire pose non seulement la question de l'attitude d'un fonctionnaire au sein d'une administration et d'un politique au sein d'un gouvernement, lorsqu'il ne s'identifie pas à la politique à laquelle il apporte pourtant, en demeurant en place, sa légitimité, mais aussi, celle de la frontière entre démocratie et dictature: au final, et sans prétendre identifier l'une à l'autre, qu'est-ce qui distingue le régime des Etats-Unis, tel que mis en place sous Bush, des dictatures latino-américaines, qui elles-mêmes se distinguaient entre elles dans leur rapport au droit et la mise en œuvre de la répression illégale et, dans certains cas (Argentine), génocidaire? Un fil bien étroit... ce n'est certainement pas par hasard qu'on s'intéresse aujourd'hui aux possibilités de résistance des magistrats, des avocats et des associations militant pour les droits de l'homme, à l'arbitraire de l'exécutif.

PS:

C'est avec une immense tristesse qu'on constate l'assassinat de Silvia Suppo, témoin clef, précisément, dans un procès contre un magistrat argentin, accusé de crimes contre l'humanité, et ancien bras droit d'un magistrat lui-même connu pour ses positions pro-nazies. Voir la tribune de son frère en français et Pagina/12.

Par ailleurs, personnellement contactée, l'American Bar Association (ABA) nie catégoriquement que Carlos Guillermo Roberto Bravo, inculpé en Argentine pour sa responsabilité dans le massacre de Trelew (commis en 1972, lors de la dictature précédant la junte de Videla), ait travaillé à quelque moment que ce soit pour la ABA, comme l'a affirmé Pagina/12 le 28 mars 2010 dans un article intitulé Con tiempo para ir a Guantánamo. L'ABA affirme qu'il y a eu confusion entre Bravo, en instance d'extradition aux Etats-Unis, et son avocat, qui lui, travaille bien pour l'association des avocats. Contacté à son tour, le journaliste de Pagina/12 confirme qu'il s'agit d'une erreur.

A VOIR:

Voir en ligne, jusqu'à la fin de la semaine, sur Mediapart, «Torture made in USA», une enquête exclusive (c'est à la demande de Robin que Mediapart a diffusé en décembre 2009 et rediffuse cette semaine ce documentaire que, pour des raisons obscures, la télévision française, trustée par Sarko , a refusé de diffuser - rappelons que le gouvernement français, sous Chirac, a joué lui aussi un rôle central dans la politique de Bush, via l'instauration d'Alliance Base, centre de coordination des services de renseignement, à Paris)  

Augustin Scalbert, La présidence Bush et la torture : destin contrarié d'un docu choc, Rue 89, 26 mars 2010

Autres documentaires de Robin: 

Le Monde selon Monsanto, qui retrace les pratiques commerciales agressives de la firme détenant un quasi-monopole sur les OGM. En ligne ici.

Escadrons de la mort, l'école française est visionnable en flash ici et téléchargeable en avi ici. Un livre du même nom a aussi été écrit par Robin.

Sources diverses de cet article:

On se contente ici de citer quelques travaux à l'appui de toutes les affirmations faites dans ce texte: 

John Dinges, Les Années Condor, 2004 (éd. fr. 2005)

Le dernier numéro de Vingtième Siècle. Revue d'histoire, consacré aux dictatures d'Amérique latine (on y retrouvera un résumé et un commentaire de certaines thèses de Dinges et Robin).

Le Washington Post depuis les 10 dernières années et le National Security Archives.

Entre mille articles de presse, on citera Kyle Chrichton, Prosecuting War Crimes, blog du New York Times, 24 juin 2008, qui évoque la position du général Taguba, parlant de crimes de guerre, et l'éventualité encore très floue de poursuites judiciaires contre les membres de l'administration Bush (une plainte a été déposée en 2007 contre Rumsfeld en France). Comme le dit l'auteur de l'article, qui aurait cru, il y a 30 ans, que Pinochet puisse un jour faire l'objet d'un procès? 

Laurence Albaret, "Une pédagogie de la peur: enquêtes et procès inquisitoriaux aux XIIIe et XIVe siècles dans le Midi de la France", in Les Grands procès politiques (dir. Emmanuel Le Roy Ladurie), 2002



Mark J. Osiel, “Dialogue with Dictators: Judicial Resistance in Argentina and Brazil,” 20 Law & Social Inquiry. 481 (1995), 80 pages

Carl Schmitt, Théorie du partisan 

Michel Terestchenko, Les Etats-Unis et la justification de la torture, Revue du MAUSS semestrielle, n°27, 1er sem. 2006

Sur la torture en Algérie, systématisée afin, non pas d'obtenir des renseignements, mais de terroriser la population, voir notamment les travaux de Raphaëlle Branche.


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